L'appel, dans les paysages de li Chevalier
L’appel, dans les paysages de Li Chevalier.
Antonia Dubrulle
Representante Asie IESA
Les peintures de Li Chevalier confrontent la quintessence de la peinture chinoise – l’encre noire, au support privilégié de la peinture occidentale, – la toile. Elle fonde ainsi « 水墨印象 », Impressions de l’encre noire, un style qui nous emporte aux confins du paysage et de l’abstrait, dans un espace dénudé où seules quelques figures, frêles et solitaires, émergent d’immenses coulées d’encre, d’acrylique et de pigments, relevés de collages.
Le genre pictural des paysages tel qu’ont pu le développer les grands maîtres du bouddhisme Chan relie maîtrise de l’encre chinoise et pratique de la méditation. Pour fixer leur vision dans toute la fraicheur de leur inspiration, sans repentir possible, les artistes doivent faire preuve d’une extrême dextérité dans le maniement du pinceau pour révéler les mille nuances de l’encre. Le support choisi, soie ou papier, fait partie intégrante du paysage : restant apparent, il donne la blancheur du fond. Cet imaginaire presque impalpable de la vision, dont participe la finesse des matières choisies, Li Chevalier le confronte à son apprentissage de l’art contemporain acquis en occident au Central Saint Martins College of Arts and Design de Londres : elle utilise la technique du mix-media pour faire passer l’encre au prisme de la matière, jouant des résistances de la toile pour lui redonner corps. Si la toile échoue à rendre l’infini des teintes rendues par la soie et le papier, elle permet d’explorer des effets de matière et de sortir ainsi de nouvelles nuances. Elle-même est travaillée pour devenir le point le plus lumineux du tableau, le point de référence des camaïeux de blancs que développent ensuite les ajouts d’eau teintée d’encre. Le sable vient renforcer les effets de matière, jouant des effets de complémentarité entre la fluidité de l’eau et la résistance du quartz. Dans Tolérance du vide, seul le motif d’une une croix de bois se détache du paysage avec la netteté d’une ligne dessinée : elle a été collée sur la toile à partir d’un papier de riz peint à l’encre et découpé par Li. Quant au reste du tableau, il se crée au fil d’un dialogue entre les intentions générales de l’artiste et le mouvement propre de l’eau et du sable sur la toile, particulièrement difficile à maîtriser sur ce format d’un mètre cinquante. Le moucheté des grains de sable et les coulées de l’encre qui cernent la roche claire ont pour fonction de dramatiser le contraste de couleurs en le doublant d’un contraste de matière. Mais ils sont également le lieu d’un jeu entre les mouvements de la matière, et la technique de l’artiste contrainte à tolérer leur part d’aléatoire, la vacuité de leur intention, et d’en tirer parti. Pratique artistique, la Tolérance du vide est également pratique métaphysique, conduisant l’artiste à considérer la gratuité des accidents de la vie, son absence de sens prédéfini, et à l’accepter.
Li Chevalier pratique le mix-media dans un esprit de méditation chan. De la diversité de gestes et de matières que cette technique pourrait apporter à sa pratique artistique, elle ne retient que ceux qui se fraient une voie vers l’essentiel. Réduisant au maximum l’usage des techniques artificielles (comme la peinture acrylique), elle puise dans les forces élémentaires de la nature, les cinq agents du WuXing si importants dans la pensée taoïste. L’encre de Chine, dans sa fabrication traditionnelle, renvoie en effet au feu qui permet de brûler le pin (élément du bois), et dont le noir de fumée sera ensuite mélangé à de l’eau. Cette encre alternera avec des pigments de terre d’ocre, avec la dureté minérale du quartz, ou avec d’autres éléments naturels collés directement sur la toile : arbres et feuilles d’arbres, herbe de Pékin… Seul manque dans cette chaîne l’élément du métal. Les paysages dépeints sont eux-mêmes réduits à leur plus simple expression : immenses étendues de terre ou de ciels, nuages, lits de rivière, roches et cailloux. Nul personnage, mais des silhouettes humaines et fugitives, qui se confondent mélancoliquement avec des figures de pèlerins, de cyprès ou de feuilles d’automne. Le monde humain n’apparaît que sous forme de traces spirituelles ou culturelles. Des pieux de bois, qui se croisant et se dédoublant deviennent tour à tour des croix ou des bancs. Des pierres évoquant tombes chrétiennes et pierres mémorielles. Des collages de calligraphies reproduites, au texte plus ou moins recouverts par l’encre de l’artiste, évoquant l’idée de mémoire et d’une civilisation partiellement oblitérée.
De la tradition du paysage chan, Li Chevalier a retenu la vacuité des arrière-plans, et l’approche spiritualiste engageant le spectateur à contempler le tableau comme un paysage de l’âme. Mais là où dans la tradition bouddhiste, la présence discrète de personnages, jouant un rôle d’intercesseur, permet l’entrée du spectateur dans le paysage, c’est au contraire dans l’œuvre de Li Chevalier le paysage qui dans sa vacuité et sa désolation dramatise la solitude des personnages ou de ses figures métonymiques (la croix, le banc), ramenés au premier plan. Dans ce retournement, on retrouve l’influence romantique, qui en faisant émerger le paysage comme genre pictural à part entière, a fait de lui le miroir des états d’âme humains, du tragique de la petitesse humaine face aux forces de la nature. Les toiles de Li Chevalier ne sont pas sans évoquer la solitude d’un Moine au bord de la mer de Caspar David Friedrich, dont le lyrisme d’un ciel sombre et menaçant, ayant envahi plus des deux tiers du tableau, pourrait presque préfigurer l’abstraction des arrière-plans de Li. Entre pratique méditative héritée de l’esprit chan, où l’individualité de l’âme se dissout dans le Tout universel, et dramatisation de la conscience héritée des tourments romantiques, les paysages de Li évoquent les différents états d’un débat philosophique, théologique, et spirituel.
Les termes du débat sont posés par un vocabulaire pictural où les mêmes figures obsédantes reviennent d’une toile à l’autre, inlassablement reconfigurées et mises en tension par des symboles menaçants : le cercle qui enferme ; la rivière qui sépare. L’enfermement est tour à tour matériel ou spirituel : les deux cyprès du couple marié (Pour le pire et pour toujours), la croix chrétienne (Le dogme et le Tao), l’arche taoïste (la finitude, le tao observant le monde). Dans des visions plus apaisées (Echappée, Le dogme et le Tao, le jardin d'Eden), ces mêmes éléments, situés sur les hauteurs de toile, par-là les obstacles du fleuve, prennent la valeur d’un idéal à atteindre. Oscillant inlassablement entre idéalisme et vigilance contre le dogmatisme, les toiles de Li Chevalier posent et déposent les termes du débat, s’abstenant in fine de proposer une voie déterminée. Se refusant à définir une réponse, l’écriture plastique de Li Chevalier rejoint ainsi l’expérience de l’écriture, telle que Roland Barthes a pu la définir : « Ecrire c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre » (Sur Racine). Par ses figures récurrentes, Li a forgé un véritable vocabulaire plastique, mais dont nulle grammaire ne vient figer le sens. L’indécision des formes obtenues, nées des caprices de l’eau et du sable sur la toile, leur caractère souvent abstrait, se refuse à toute interprétation unique. Banc du repos qui évoque également les temples shintoïstes ; croix de bois qui évoque tout à la fois les paysages italiens, la fugacité de notre passage sur terre, la croisée des chemins, et la spiritualité en général… Dans l’espace monumental de deux mètres sur trois qui compose Beyond the horizon, dans le lit d’une rivière où gisent des cailloux eux-mêmes circonscrits par des cercles de peinture blanche, Li fait émerger face au spectateur un immense point d’interrogation.
Vacillant entre forces cosmiques originelles (Universe), fleuves aussi noirs que le Styx (Idéal et l’Au-delà), et mystère de Nuits transfigurées, les paysages de Li Chevalier nous mènent aux confins de la vie. Dépouillés de tout repère interprétatif, de toute lecture anecdotique, ils appellent l’investissement psychique du spectateur. Ces espaces de blancheur et de lyrisme abstrait, de frontière entre vie et mort, existence particulière et indétermination du néant, agissent comme des écrans où l’intériorité d’une artiste laisse place aux projections de son public. Dans ces territoires d’extrême abstraction, l’œuvre de Li Chevalier révèle son engagement aux antipodes d’une société qui peine à interroger le sens et l’essence de l’existence. Contrairement aux artistes de sa génération qui pour questionner leur époque reprennent et détournent ses icônes, Li mise sur le choc d’une beauté qui laisse sa place au spectateur. Son œuvre rejoint ainsi la voie ouverte par François Cheng, cet autre grand poète d’un taoïsme moderne : « Tout le monde n’est pas artiste, mais chacun peut avoir son propre être transformé, transfiguré par la beauté. Tant il est vrai que la beauté suscite la beauté, augmente la beauté, élève la beauté » (Cinq Méditations sur la Beauté).
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