LI CHEVALIER

LI CHEVALIER

Texte de François Jullien

Pour  catalogue de l'exposition li Chevalier 

François Jullien    07/04/2014

 

Encre-Entre 

道.JPG

 

 

 

 

 

Entre  il y a - il n’y a pas.

 

Des formes s’esquissent, çà et là, sporadiquement, minimalement, émergeant de l’indéfinition d’alentour, se campant fermes et même parfois acérées.

Est-ce un portique, quelque tori japonais faisant seuil – mais vers quoi ? – de ces trois bras raccordés ? Ou bien est-ce là le pi π grec de l’incommensurable, défiant la rationalité ?

Ce tracé qui se détache est nu, élémentaire, mais n’est pas pour autant symbolique. Il signale que quelque chose a lieu, émerge, a commencé de s’individuer, maintient l’attention en suspens, mais sans pourtant la contenter.

Esseulés, épars, graciles, mais fermes à la fois, ces trois poteaux font décoller de l’opacité des choses, mais ils ne font pas signe : au lieu de meubler le paysage, ils le rendent déshabité, font éprouver son esseulement.

 

Entre « il y a » - « il n’y a pas », you wu zhi jian 有无 之閒

Ce saillant fait ressortir le diffus, la fadeur d’alentour, où tout est lisse, sur quoi le regard glisse, plongeant dans l’indifférencié.

Ou bien quelque granulation monte à la surface, ici et là, à quoi la vue commence d’accrocher – début de moutonnement ou trait d’écume. Mais aucune forme n’enferme cette aspérité, ne la borde et ne la destine à la figuration.

Ou bien alors la ligne intervient du dehors, se détachant d’un trait abstrait, se repliant sur lui-même, quasiment elliptique, tel un jet de lumière : elle entoure de son cercle aplati, fait ressortir, désigne à l’attention, mais on ne sait pas quoi.

Car l’encre, en imbibant, laisse évasif. Aussi ce qui émerge et qui s’esquisse est-il, non pas symbolique, donnant à interpréter, je l’ai dit, mais allusif : appelant vers un au-delà, mais qui ne rompt pas avec le sensible ; portant à une désadhérence, mais qui ne convertit pas le regard, ne le tourne pas vers un monde de l’intelligible.

 

« Paysage d’au-delà le paysage », jing wai jing 景外景, dit le chinois ; ou « saveur d’au-delà la saveur », wei wai wei 味外味.

Pouvoir ou mieux disponibilité de l’encre : l’encre ouvre de l’entre et laisse indéfiniment passer.

En variant continument, en s’estompant et s’avivant, se fonçant ou se diluant, elle laisse passer à travers, se diffuser et imprégner.

Au lieu donc qu’elle cerne une essence par sa matière, qu’elle édifie du sens par sa figuration, comme l’a tant voulu la peinture, elle dissout la figuration et la laisse émaner.

Elle fait rêver d’un ailleurs, mais qui se dégage de l’intérieur, se répand du dedans. L’infini n’est plus replié dans un « Ciel », retranché derrière sa ligne d’horizon, formant séparation – mais se déploie du dilué.

 

 Site web de François Jullien

http://francoisjullien.hypotheses.org/



06/08/2014

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