Texte de C. Cayol
MUSÉE NATIONAL DES BEAUX ARTS DE CHINE -7 DEC 2010
CHRISTINE CAYOL DOCTEUR ès PHILOSOPHIE
Je voudrais essayer en quelques mots de décrire dans quel horizon philosophique s’inscrit selon moi la recherche de Li Chevalier. Mon propos ici ne s’inscrit donc pas dans l’histoire de l’art, mais tente de revenir à l’expérience esthétique telle qu’elle a été décrite et pensée en philosophie, en particulier. Je puise dans la phénoménologie aussi bien chez Husserl que chez Merleau Ponty, Michel Henry,… les notions que je voudrais convoquer pour me rapprocher du travail de Li Chevalier.
1) Apparition: Les œuvres de Li Chevalier par leur puissance poétique nous désarment, elles nous obligent à penser autrement : Quelles sont ces armes que nous ne pouvons plus utiliser lorsque nous regardons ces œuvres ? Ce sont les « armes » ou les outils du sujet pensant qui « objective » ce qu’il voit, qui connaît, qui reconnaît, qu’il nomme, en le soumettant à des concepts. L’œuvre ici ne nous demande ni de décrire, ni de connaître, ni de reconnaître. Ce que nous, nous faisons tout le temps… L’œuvre ici n’est pas un objet : quelque chose qui se pose face à nous (Ob-jectum, Gegen stand en allemand) et que nous pouvons « objectiver », elle est l’occasion d’une apparition. Ici il ne s’agit pas de « comprendre et d’analyser » mais d’accepter que quelque chose apparaisse face à nous. Je voudrais donc commencer à parler de cette œuvre en me centrant sur la notion d’apparition. Erscheinung : en allemand, apparition et miracle se disent en un seul mot qui veut dire que l’apparition ne se fait pas « automatiquement », ce qui apparaît aurait pu ne pas apparaître, ce qui apparaît peut ne pas apparaître. Qu’est-ce qui apparaît dans cet œuvre ?
2) La force d’un monde « sensible » avant tout, la force d’un monde où c’est la sensibilité qui l’emporte sur le concept: La puissance d’un espace où je peux me perdre. Chez Kant c’est le concept qui l’emporte sur l’intuition sensible, il dit même « des intuitions sans concepts sont aveugles », elles ne me permettent pas de voir quelque chose. Dans un mouvement inverse à celui de la connaissance Kantienne, chez Li Chevalier l’intuition ici sature, déborde le concept : Quelque chose se donne sur le plan sensible (comme l’expérience du feu, du glacier en montagne, du désert ; de l’extase) qui fait que je ne suis plus face à un objet. L’œuvre n’est pas un « objet » du monde que nous pourrions analyser, comparer avec d’autres œuvre, évaluer…Elle est la possibilité d’une expérience et en l’occurrence de l’expérience d’une apparition. C’est un « invisible » qui apparaît, comme dans la nouvelle de Balzac « Le chef d’œuvre inconnu » de Balzac, ce que l’artiste Frenhofer voit, il est le seul à le voir, quelque chose d’invisible se donne sur sa toile que les autres ne voient pas. Car les autres traitent l’œuvre comme un objet. Il n’ y a plus de donnée objectivable, l’intuition sensible excède le concept : donation sensible. Car l’intuition sensible dont elle est remplie dépasse les concepts. Un monde qui n’est plus pensé comme un objet à voir, un monde dans lequel je suis invité à entrer et dans lequel la vie sensible est en excès.
3) Comparution : je suis regardée. Je comparais devant l’œuvre. Dans ces mondes, il m’est possible de faire l’expérience suivante : Ce n’est plus moi qui regarde l’œuvre, c’est elle qui me regarde. Les œuvres de Li Chevalier s’apparentent à un visage qui nous regarde et nous comparaissons devant lui. Je suis regardée. L’œuvre me convoque, m’appelle et me regarde. Cette esthétique où domine l’épreuve que l’œuvre me regarde est appelée esthétique de la comparution. L’œuvre se retourne contre moi, m’entraîne et me questionne en ma propre vie. Le « je » s’éprouve comme appelé par quelque chose qui le dépasse, l’excès de sensible. « Sur-sensibilité », comme on parle de surexposé. Même s’il y a des signes voire des objets ou des choses à voir, ces signes tiennent un pouvoir d’étrangeté qu’ils n’ont pas dans la perception ordinaire…il ne faut pas chercher trop vite à mettre des mots ou à lire des symboles…du coup je m’interroge sur la nécessité des titres dans l’œuvre de Li Chevalier. Esthétiquement ; je voudrais juste m’arrêter sur le « blanc » et je dis bien « le blanc », non pas la «couleur blanche ». Il me semble que le blanc opère ici non pas comme une « couleur » qui se combinerait à d’autres couleurs, mais comme ce qui permet l’expérience de la lumière et du vide. Le blanc chez Li Chevalier structure l’espace, nous attire et nous éblouit. Il me fait vivre une expérience proche de celle du désert, de la montagne enneigée où l’éblouissement en fermant mes yeux me permet d’accéder à une nouvelle intensité. « les hommes sont aveugles » dit Kandinsky, ils sont aveugles parce qu’ils continuent de voir au sens d’objectiver…il faut qu’ils deviennent aveugles pour voir autrement. Cette aveuglante blancheur de l’œuvre de Li Chevalier brûle pour nous faire voir autrement.
4) Couple anxiété / contemplation : Dans ce monde sensible débordant, quelque chose pèse trop lourd. Il s’agit d’un visible que notre regard ne peut soutenir parce qu’il pèse trop lourd, il y a une lumière, ou une anxiété qui pèse trop lourd.
L’attente… dans tous les cas l’expérience d’une absence nous est proposée, Le couple anxiété / contemplation est le pivot de l’œuvre : Une anxiété en sourdine : revenir à l’expérience essentielle et radicale du mystère de la vie, avancer dans l’incertitude, ne rien tenir, tomber, se sentir dedans et loin à la fois, privé. Peindre quelque chose qui n’est pas là et qu’on attend, ou bien peindre quelque chose qui est là et qui s’éloigne, peindre l’éloignement, le nôtre et celui du monde, cela donne à l’œuvre une tonalité déchirante extrêmement émouvante. Quand on regarde ces œuvres : on peut sentir que quelque chose a été mais n’est plus ou bien sentir le poids d’une attente : quelque chose va venir mais on n’est pas sûr que cela vienne. Le blanc s’apparente alors à ce qu’il est dans la culture chinoise l’élément du deuil.
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